On peut critiquer l’innovation technologique sans pour autant revenir à la bougie !

04/03/2024 -- paru surLyon Positif

Dans le cadre de la campagne “démissionne de ton smartphone” lancée par l’association CIE (Conscience et impact écologique), Ecologica a souhaité prendre toute sa part. L’école de la transition écologique et sociale, installée à Villeurbanne, a donc proposé à ses étudiant-es, partenaires et enseignant-es, sa première édition de la “Semaine sans smartphone” du 04 au 08 mars 2024. Un challenge de quelques jours pour encourager chacune et chacun à se passer de son smartphone, à l’école bien sûr mais aussi en dehors. Une proposition faite “sans forcer la main”, centrée sur la pédagogie et la prise de conscience qui amène également à repenser plus globalement notre rapport à la technologie. Il y a un an, Lyon Positif s’était déjà intéressé à ce sujet lors d’une soirée débat au bar fédératif Les Clameurs sur les thèmes de la techno-critique et des techno-luttes. Un temps très riche en réflexions qui nous avait déjà montré et fait entendre de nombreuses voies alternatives lyonnaises. Voici donc une bonne occasion d’approfondir le débat en revenant sur une soirée organisée sur ces sujets à laquelle nous avions participé.

« Le sens de l’histoire […] est aujourd’hui d’être résolument technocritique »

Le 17 avril 2023, le bar fédératif “Les Clameurs” accueille Fabien Benoît, journaliste, réalisateur de documentaires et essayiste, à l’occasion de la sortie récente de son livre Techno-luttes – Enquête sur ceux qui résistent à la technologie (Seuil, 2022). Le concept : une « causerie » sur le thème de la techno-critique et des solutions low tech. Les clameurs, ce sont, selon le Larousse, des « cris violents et tumultueux indiquant, en particulier, une véhémente protestation, un grand enthousiasme », ce qui retranscrit assez fidèlement l’esprit et l’engagement du lieu, à l’image du manifeste que vous pouvez retrouver sur le site de l’association.

Chaque lundi, à 19h, le bar organise des « causeries » : des séances de discussion libres et participatives. L’animateur n’a ici pour rôle que de présenter les thématiques et lancer le débat, l’essentiel de l’échange étant animé par le public lui-même. Ce soir-là, la discussion s’axe donc sur le sujet de la techno-critique et des techno-luttes : des mouvements et courants idéologiques portant un regard critique sur l’évolution technologique et dénonçant notamment son caractère dogmatique, son utilisation systématique à des fins productivistes, ou encore son impact sociétal et écologique.

Autour du conférencier, les profils varient dans l’assemblée : employé-es de Framasoft (réseau d’éducation populaire consacré au logiciel libre), militant-es écologistes, ou simplement techno-anxieux-ses. La quarantaine de personnes présentes est donc en grande majorité très sensibilisée au sujet, chacun-e pour une ou plusieurs raisons qui lui sont propres : peur de la surveillance, sentiment d’envahissement et de dépassement, engagement écologique, ou plus largement, une remise en question d’un modèle de société toujours plus technocentré.

« Non, la technologie n’est pas neutre. Elle oriente nos usages et notre façon de vivre. »

Le point convergent des réflexions de l’assemblée finit par se focaliser sur la nécessité d’une définition et mais aussi d’une conception plus large de la notion de progrès. Fabien Benoît rappelle : « La technologie n’est pas un progrès, mais un choix de société », et il déplore : « La notion de progrès est toujours liée à la technologie, on ne parle jamais de progrès social ». L’élargissement de la définition de ce terme serait donc un point de départ permettant de ne plus considérer la technologie comme étant la seule clé de l’évolution d’une société, mais plutôt comme un choix politique et sociétal qui se doit donc d’être publiquement débattu et questionné.

« A chaque fois qu’une technologie est implantée de force, elle devient liberticide ». L’absence de remise en question de l’implantation technologique (imposée généralement par des entreprises privées n’ayant donc pas d’intérêt à mener une telle réflexion) nait selon lui d’une recherche incessante de progrès technologique en plaçant cette dernière comme une fin en soi, et non plus comme étant une réponse à une problématique. Ceci ayant notamment pour conséquence une perte de sens dans les activées professionnelles ainsi qu’une difficulté plus grande pour les individus à comprendre les rouages dans lesquels ils se situent et à percevoir les conséquences de ses actions, c’est ce que Günter Anders appelait le « décalage prométhéen », dans le premier tome de L’obsolescence de l’homme, en 1956.

Comprendre “son usage” de la technologie 

« En fait, il faudrait se poser tranquillement autour d’une table, et se demander à quoi nous souhaitons renoncer ». C’est ce qu’explique un des intervenants, rappelant que « tout n’est pas noir ou blanc ». Un autre intervenant explique notamment qu’à chaque nouvelle technologie, l’acceptation individuelle et collective de cette dernière ne devrait donc se faire qu’après s’être posé la question : « Est ce que ça me libère ? Ou est ce que ça m’emprisonne ? ». L’employé de Framasoft a par exemple une vision plus optimiste concernant certains aspects de la technologie : internet peut être un lieu d’échange et de liberté. N’approuvant pas pour autant son utilisation actuelle et critiquant notamment la place importante des GAFAM, il estime qu’en se passant totalement d’internet, c’est la perspective d’une diffusion de l’information horizontale et participative à grande échelle, à laquelle nous renonçons “.

Ceci ne l’empêchant pas de distinguer entre l’ordinateur personnel, qu’il est techniquement possible de s’approprier, de monter soi même, pour en faire un outil malléable aux possibilités d’usage quasi infinies (surtout dans le cadre d’un usage sur système d’exploitation et/ou logiciel libre), et le smartphone, conçu initialement comme objet de consommation dont l’emploi est plus passif et orienté.

Ce dernier a une place centrale dans le débat : en plus d’être au cœur de l’actualité, il centralise beaucoup de problèmes récurrents dans l’implantation d’une technologie, parmi lesquels on peut citer :

  • La perte d’autonomie et l’atrophie des compétences qu’il remplace.
  • L’impact écologique (échange massif de données, production, faible recyclabilité).
  • L’accélération du rythme des échanges dans la vie personnelle et professionnelle, parfois au détriment de la santé psychologique des individus, ainsi qu’un droit à la déconnexion se faisant de plus en plus difficile à faire respecter.
  • L’addiction et la dépendance qu’il provoque.
  • Le développement du marché de l’attention et son impact sur la santé mentale, ce que Bruno Patino détaille dans La Civilisation du Poisson Rouge (2019, Grasset).

“Interroger un ensemble de techniques, c’est proposer des alternatives, une trajectoire différente, un autre modèle de société. »

Plusieurs intervenant-es expriment donc avoir fait le choix de se passer de la voiture ou du smartphone (entre autres), et expliquent les aspects positifs collectifs et individuels d’un tel choix. Faire le choix délibéré du refus d’une technologie acte donc l’idée de sobriété technologique non pas comme une régression, mais comme une potentielle solution face (entre autres) aux problèmes sociaux et écologiques qu’elle pose. Malgré les critiques fréquentes ciblant les écologistes dont l’idéologie est parfois perçue comme régressive et primitiviste, la low tech et la techno-lutte sont pourtant une « composante cruciale du mouvement écologique ».

De la même manière que fin du livre de Fabien Benoit se structure comme un répertoire d’action, le débat ouvre finalement sur les raisons de croire à un changement possible vers une technologie plus démocratique et raisonnée. Afin d’appuyer son propos, il cite de nombreux mouvements, associations et collectifs luttant contre l’obsolescence programmée (les Repair’Café installés à Lyon et dans plusieurs villes en France), ou encore contre la mécanisation de l’agriculture (L’Atelier Paysan). D’autres axent leur actions sur la sensibilisation des plus jeunes à une utilisation plus saine et plus raisonnée des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, comme Les Décâblés à Lyon, ou le collectif Ecran Total, qui agit pour limiter la présence des écrans dans l’éducation.

Certaines actions ont même déjà porté leurs fruits : l’association La Quadrature du net a ainsi pu faire interdire la reconnaissance faciale dans les lycées marseillais et niçois. Bien sûr, l’association Lyonnaise Framasoft propose également de nombreuses alternatives libres aux différents services proposés par les GAFAM, mais d’autres collectifs oeuvrent également à un internet plus horizontal : Lalis (toujours à Lyon), ou l’association étudiante Colibre.

Pour conclure son intervention Fabien Benoît incite à l’action rapide autour de trois « chantiers » efficients : trouver des alternatives, mener la bataille de l’imaginaire et du récit pour briser les idées reçues sur la low tech, et savoir se retrouver soi et collectivement afin d’éviter un sentiment de solitude et ne pas se laisser envahir par le sentiment d’être « une poignée de marginalisés prêchant dans le désert ». Il rappelle, en citant Jean-Baptiste Fressoz dans L’apocalypse Joyeuse, Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) : « Le siècle des progrès n’a jamais été simplement technophile ».

“ Les étudiant-es sont curieux-ses et à travers cette semaine sans smartphone, l’idée est d’inverser cette pression sociale et cette dépendance aux smartphones collectivement…”

Floyd Novak, co-directeur de l’école Ecologica
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